Les Grands Disparus
 

 

Au début des années 60, j’ai dû être touché par la grâce. En effet j’ai, en quelque sorte pénétré, dans la caverne d’Ali Baba de l’olfaction. Engagé dans l’une, sinon la plus grande usine grassoise de Parfumerie, j’ai eu cette chance inouïe d’intégrer une usine entièrement dédiée à la fabrication des produits naturels.
Et là, occupant une fonction enviable de Directeur Adjoint des Fabrications, j’eus la responsabilité des ateliers de transformation des végétaux en produits utilisables en parfumerie fine.
Cerise sur le gâteau, la tâche d’apprécier olfactivement tous les produits fabriqués ou achetés par la société était une de mes activités quotidiennes. C’est dire si « mon bonheur professionnel », oui cela existe, fut immense. J’étais le papillon, qui butinait chaque jour des trésors olfactifs à damner le commun des mortels.
Nous fabriquions, à l’époque, mille produits naturels ou leurs dérivés, une panoplie qui faisait rêver tous nos visiteurs avertis.
C’est ainsi que je passais mon temps à mettre le nez sur les miracles odorants, qu’étaient les absolues florales. Je gambadais de l’absolue rose, agrémentée de sa petite note butyrique, à celle majestueuse du Jasmin Grandiflorum, qui, fleur reine incontestée de ces métiers de la Parfumerie, dispensait généreusement sa note délicieusement indolée. L’absolue mimosa me donnait l’impression de grimper aux arbres et la très subtile absolue de Chèvrefeuille me transportait sinon au septième ciel du moins dans des effluves de parfum de luxe quasiment accompli. L’Absolue Tubéreuse m’entêtait, voire m’énivrait avec sa note d’une puissance hors du commun. Les absolues ou infusions animales, toutes aussi aphrodisiaques les unes que les autres, me faisaient passer des notes très phénoliques de l’absolue Castoreum et de l’infusion de musc aux délices olfactives de l’Ambre gris, dans son infusion éthanolique, ou à la douceur discrètement fraisée de l’Absolue de Civette. Et je me retrouvais soudainement au plus profond d’un sous-bois chargé d’humus en reniflant un simple produit chimique de synthèse, l’Octenol. De surprise en surprise, je reconnaissais l’odeur tenace de la peau de saucisson de montagne dans l’isovalérianate de géranyle et sautait allègrement au cœur d’une huître de Marennes en humant un Nérol, qui prenait à cause de son extrême pureté le joli nom de Marénol. L’odeur du goût de la soupe de pois cassés me surprenait au détour d’un flacon d’Oxyde de Rose avant que la note chaleureusement chocolat de l’Absolue Iris benzène ne m’assoie presque par terre, tant l’évocation était puissante. L’odeur curieusement animale de l’essence de Costus me rappelait certaines cages de Zoo, tandis que celle tout aussi bestiale du beurre ou de l’absolue d’Ambrette me laissait coi de saisissement tant le rapprochement olfactif surprenait dans ces deux produits strictement végétaux. Le lendemain, le charme velouté de l’Absolue Lavandin Benzène me rappelait des Eaux de Cologne de très grand prix, tandis que l’Absolue Genêt me faisait venir à l’esprit tout à la fois la note subtile de la fleur et le goût caractéristique de la confiture d’Abricot. Les aldéhydes gras, qu’il fallait réserver pour la fin des contrôles quotidiens à cause de leur propension à « éteindre » le nez, me rappelaient tour à tour l’écorce d’Orange et l’odeur forte de la feuille d’Aloès brisée. L’odeur subtile de l’essence de Patchouly, distillée à Grasse, m’enveloppait de camphre et de notes boisées du plus bel effet. Les essences de Girofle Clous, Feuilles et Griffes me comblaient de notes chaudes, épicées tandis que les essences de Bois de GaÏac, de Bois de Rose et de Bois de Cèdre de Virginie m’engluaient dans des symphonies olfactives sirupeuses. C’était aussi l’époque bénie, où nous avions sous le nez les différentes essences de Géranium Bourbon, aux effluves somptueux et des essences Géranium d’Algérie ou du Maroc avec leurs subtiles nuances. Les Essences de Vétiver, elles aussi, revendiquaient leurs provenances entre le Bourbon roi, le Java puis l’Angola, chacun avec sa note chaude, verte, puissante plus ou moins amère ou acide. C’était une sarabande de notes plus fines les unes que les autres, qui venaient chatouiller mes neurones olfactifs, tout heureux de cette profusion et de cette variété.
Les Absolues Tabac à Priser, Scaferlati ou Poussières m’encombraient le nez en me transportant comme par enchantement aux alentours des Usines Bastos de Bab-el-Oued de ma tendre enfance. Passer près de l’entrepôt des infusions d’Ambre et de Musc me projetait instantanément sur ma petite plage de galets humides par la similitude d’odeurs. Cette note  était tout à la fois très iodée, musquée et légèrement phénolique, mais certains jours, ou plutôt à certaines heures, très puissante. Je voyageais ainsi de manière très violente et très soudaine dans l’espace et le temps.
Je contrôlais alors quelque cent flacons différents chaque jour de la semaine et cet exercice constamment renouvelé affinait subtilement mon nez. L’essence de Bergamote et celle de la Bigarade me rappelaient avec beaucoup d’émotion mes rameaux garnis des anciennes fêtes de Pâques, rameaux, qui étaient toujours surmontés au-dessous du crochet, qui permettait de les suspendre, de petites oranges ou clémentines confites à l’odeur délicieusement fruitée. Ces souvenirs olfactifs me sautaient littéralement au visage et j’en étais arrivé à attendre chaque jour une nouvelle découverte. L’essence reine à l’époque était sa majesté Néroli qui tous les mois d’Avril-Mai arrivait en grande pompe à l’Usine précédée de ces tapis de boutons et fleurs d’Oranger amer, qui envahissaient les sols des ateliers de distillation. La féerie commençait alors avec le cérémonial de récupération des Eaux de Fleurs d’Oranger Codex, qui devait respecter le sacré saint dosage d’Eaux à 700. Ce qui signifiait que chaque fois qu’on chargeait 1000 kilos de Fleurs dans un alambic, il ne fallait récolter strictement que 700 litres d’Eau de Fleur d’Oranger Codex. L’essence, elle, surnageait et prenait le joli nom de Néroli, dû à la mémoire d’une princesse italienne. La finesse de son odeur, dans laquelle certains recherchent la note verte et d’autres les puristes, dirons-nous, la note subtile de la noisette grillée, n’est plus à faire depuis que Jean-Marie Farina l’a consacrée grâce à sa fameuse Eau de Cologne. Le Jardin des Hespérides me ravissait chaque jour puisque les essences d’Hespéridées, c’étaient leur nom générique, faisaient partie quasiment du lot quotidien du contrôleur olfactif. La note incomparable de l’essence de Mandarine de Sicile avait presque tendance à me faire agenouiller, tandis que celles des essences de Bergamote, de Cédrat, de Citron, de Bigaradier et de Portugal (Orange douce) faisaient éclater un véritable feu d’artifice de notes fruitées soulignées par les odeurs verte et éthérée de l’essence  de Petit Grain.
Sachez tout de même que pas né à Grasse, j’étais le béotien, qui découvrait tout ou presque, et que ce fut pour moi une période d’apprentissage et d’accoutumance proche du conte de fée. L’essence de Sassafras et les différentes essences d’Ylang, qui, à l’époque, étaient toutes disponibles me transportaient dans les îles lointaines sans grandes difficultés. Je restais ahuri devant la note « cuir neuf »  de l’Essence de Cananga, odeur qui me poursuivit tout le long de ma carrière. Et ce, jusqu’à l’époque, où je pus enfin faire des extractions de débris de cuir des usines Hermés, qui donnèrent une Absolue Cuir d’une noblesse olfactive, qui fit, de joie, taper des pieds un parfumeur en visite, quand je la lui mis sous le nez. La note très infidèle, parce que trop eugénol de l’Absolue Œillet surprenait plus d’un visiteur mais quelquefois avec un peu de nostalgie, je plonge mon nez dans une fleur d’œillet et suis assez heureux de reconnaître la note de l’absolue florale. Le Fucus vesiculosus nous permettait la fabrication d’essences à note marine à ébahir un pêcheur breton. Les gommes-résines eurent leur heure de gloire à l’avènement d’Opium, un parfum créé par la société, qui m’employait. Les tonnages réclamés par le prodigieux succès du parfum et les innombrables imitations, qui suivirent, firent exploser la demande en essences de Myrrhe, d’Encens, d’Opoponax, d’Élémi, de Benjoin, de Styrax ou de Galbanum. Nous fûmes littéralement débordés par les programmes de fabrication de ces produits au charme olfactif indéniable. Je ne me privais pas alors de rappeler aux visiteurs émerveillés par tous ces trésors olfactifs qu’à l’époque de la naissance de Jésus, les gommes de Myrrhe et d’Encens avaient la même valeur que l’or puisque c’étaient précisément les trois cadeaux des Rois Mages au nouveau-né.
Opium exigeait aussi un stock permanent de 2 tonnes de poches de Castoreum, conservées sur clayettes de bois avant la disponibilité de l’appareil de traitement.
La visite de l’Atelier de distillation des essences ou beurres d’Iris permettait de rappeler devant la poudre pulvérulente de Rhizomes d’Iris, qu’il s’agissait probablement là de la fameuse « Poudre de Riz » (en réalité Poudre d’Iris), qui saupoudrait abondamment les perruques et les faciès des courtisans du Roi Soleil et du monarque lui-même. En effet, cette poudre est très soyeuse et dégage une odeur très fine d’irone, ce nom si cher aux cruciverbistes.
Ce fut vraiment une période de ma vie olfactivement enchanteresse que ne tardèrent pas malheureusement à assombrir de vilains nuages. En effet, les deux chocs pétroliers firent décupler, voire plus que décupler, le prix de certaines matières premières, et cela fit disparaître des ateliers de Grasse de  nombreuses fabrications. Les problèmes d’allergie cutanée à certaines essences de gens sensibles, les Japonais notamment à cause des suites d’Hiroshima et Nagasaki, continuèrent l’hécatombe de ce que j’appellerai avec une nostalgie douloureuse et toujours avec beaucoup de tendresse « les grands disparus ». Les essences de Sassafras, de Rue, de Costus et surtout tous les produits extraits au Benzène furent interdits par une législation mondiale devenue féroce. Adieu le chocolat de l’Absolue Iris, l’animalité de l’essence de costus, les notes somptueuses des absolues de Mousse Sylvestre et Tyrol, le charme fou des absolues Lavande et Lavandin Benzène, la puissance tyrannique des absolues ciste B et des dérivés royaux qu’étaient la Dynamone, l’Hydrocarborésine et l’Absolue Ciste GV, issus tous trois de la Concrète Ciste Benzène. Ce champ de ruines m’affligea durablement, mais je me dis égoïstement tout de même que j’ai eu l’immense chance de les voir fabriquer, de les avoir littéralement chouchouter et renifler à longueur d’années pendant quelques décennies avec un plaisir extrême et constamment renouvelé. J’avais remarqué que la Dynamone vieillissait merveilleusement bien et je m’arrangeais pour garder toujours 200 grammes d’une fabrication pour suivre l’évolution de la note.
Mais j’ai tout de même aussi la chance de garder, pour moi tout seul, leur mémoire et je plains quand même les nouveaux jeunes parfumeurs, qui n’auront jamais dorénavant la chance de croiser ces merveilles olfactives pendant toute leur carrière.
Olfactivement vôtre.

 

Retour